Google : Bilan de cette première année sous le règne de Larry Page
Cet article, paru en anglais sur le site du magasine américain Wired, dresse un bilan de cette première année sous le règne de Larry Page, nommé au poste de PDG de Google l’année dernière. L’auteur, Steven Levy, a également publié plusieurs livres consacrés à Google, le dernier étant “In the Plex”.
En janvier 2011, avant même que j’ai eu à envoyer les brouillons de mon livre “In the Plex“, nous avons appris que Larry Page reprendrait les rênes de Google en tant que PDG. Cette transition aurait lieu le 4 avril de cette année. Si cela avait été une autre personne que Larry Page, mon livre, que je préparai depuis trois ans, n’aurait plus eu aucun sens. Mais alors que j’apportai de rapides corrections afin de refléter cette annonce, j’ai réalisé que mon livre reflétait déjà une réalité que peu parvenaient à comprendre : Page a toujours été le visionnaire et la force motrice derrière tous les projets de Google.
Maintenant que Page assume son rôle de PDG depuis un an, tout le monde en a conscience.
Le règne de Page a été caractérisé par le recentrage des activités. Recentrage des produits. Recentrage face à une menace venant du phénomène des réseaux sociaux incarné par Facebook. Recentrage sur Google, d’un ensemble de services disparates à une seule plateforme formée de plusieurs composants. Enfin, recentrage sur la chaîne de commandement, où chaque employé peut citer un seul nom lorsqu’on lui demande qui est son responsable.
Google est désormais la société de Larry.
Sans dénigrer Sergey Brin, qui a été un partenaire à part entière dans la création de l’entreprise et lors de ces 13 dernières années. Et sans viser non plus Eric Schmidt, qui a maintes fois prouvé son expérience en accompagnant Google dans sa transformation en un mammouth du Web. Mais depuis que Page a pris les commandes, il tenu son poste avec autonomie, une certaine nouveauté au sein de l’entreprise. Alors qu’auparavant les grosses décisions étaient prises par la troika composée de Schmidt et des deux fondateurs, c’est désormais le seul PDG qui est à la tête de la pyramide.
Il est probable que les décisions importantes continuent à être prises de façon collective, mais lorsque vous discutez avec des employés, ils citent toujours ce que Larry pense, ce que Larry veut, et ce que Larry croit.
Une menace plus grande encore ?
A travers ce que Larry confie à la presse (nous y reviendrons), nous en savons beaucoup sur ce qu’il pense, veut, et croit. L’un des principaux thèmes de cette première année a été la menace pesant sur Google. Lorsque je lui ai demandé en septembre dernier ce qu’était d’après lui cette grande menace, la réponse est sortie de sa bouche avant que j’ai pu terminé ma question.
“Google”, a-t-il répondu. La plus grande peur de Page est que l’entreprise soit terrassée par son immobilisme, sa timidité, ou par la bureaucratie.
Par conséquent, l’une des premières décisions de Page en tant que PDG a été de réorganiser ses dirigeants pour se rencontrer sur les produits. Il s’est aussi arrangé pour que ses lieutenants travaillent dans la même pièce quelques heures chaque semaine afin que tout le monde soit sur la même page (sans jeu de mot).
Pour couronner le tout, Page a demandé aux principaux cadres supérieurs de s’engager à rester au sein de Google pour plusieurs années. Certains parmi eux étaient chez Google depuis déjà quelques temps, et suffisamment riches pour tourner le dos à Page s’ils pensaient que son régime n’allaient pas être satisfaisant. Malgré tout, ils ont donné leur confiance au nouveau PDG. C’était impressionnant.
Mais les actions de Page durant cette première année sont une réponse à une menace différente : l’impact des échecs passés de Google dans le domaine du social.
Page a assumé son nouveau rôle au beau milieu d’une phase de panique au sein de l’entreprise vis à vis des données personnelles massivement accumulées par Facebook et non par Google. La peur était que sans ces précieuses informations, Google pourrait ne plus être en mesure de fournir la meilleure expérience pour ces utilisateurs.
Page a réussi à calmer cette anxiété. Il a déplacé son bureau, initialement situé à proximité des équipes consacrées à la recherche, pour se rapprocher des équipes de Google+. Il a décrété que les bonus annuels de tous les salariés dépendraient des performance de la société dans le domaine du social. Et comme Larry Page ne se satisfait pas d’une solution impliquant simplement un produit pour concurrencer Facebook, il a minutieusement préparé un plan pour refonder l’ensemble de l’expérience Google en un organisme unique mais complexe, dont l’ADN serait le social.
Bien évidemment, de nombreuses analyses montrent que Google s’en sort très bien, avec un chiffre d’affaire de 38$ milliards chaque année. Il est le plus gros moteur de recherche au monde. Avec YouTube, Google est aussi la première destination pour tout ce qui concerne les vidéos. Son infrastructure est l’une des merveille de ce 21ème siècle.
Comme si votre vie en dépendait
Et pourtant, Page semble diriger la société comme si sa survie était en danger — choisissant au passage de faire le pari dangereux de tout miser sur l’intégration et le social afin de connaître plus intimement ses utilisateurs et leur offrir une expérience de meilleure qualité et plus pertinente.
Par certains côtés, cette stratégie peut porter ses fruits. La peur de disparaitre peut nous pousser à accomplir de grandes choses. Pour paraphraser Samuel Johnson, la corde du bourreau peut être une grande motivation.
Une telle urgence a contribué au lancement de Google+, qui a reçu un accueil plutôt encourageant. Il y avait quelques innovations bienvenues (comme la facilité d’organisation des contacts en cercles), et une interface léchée, rarement vue sur les produits de Google. Les critiques ont souvent écorché Google+ ces dernières semaines, mais il est de loin le produit social le plus abouti et le plus populaire de la firme. Même si vous contestez la façon dont Google compte le nombre d’utilisateurs, le fait est que 500 millions de personnes y ont accès. Et comme Google aime nous le rappeler, Google+ n’est pas terminé. Ce n’est qu’une première étape dans la transformation de la société.
L’idée est que lorsque toutes les pièces de Google — Recherche, Gmail, Docs, Maps, etc — utiliseront intelligemment tout ce que la société sait sur vous, vous serez beaucoup mieux servis. Ce raisonnement se tient, mais est délicat à concrétiser. Les gens sont habitués à utiliser les différents produits de Google indépendamment les uns des autres. Être soudainement obligé d’embrasser l’expérience Google dans son ensemble peut s’avérer effrayant.
Mais c’est précisément ce à quoi Google s’est employé cet hiver lorsque, avec les meilleures intentions, ils ont changé leurs conditions d’utilisation afin de permettre de réaliser ce gros projet. Ces changement peuvent sembler menaçants “nous savons tout de vous et nous voulons tout utiliser !”, mais si on regarde en détail, ce n’est pas tout à fait le cas : “nous ne partageons pas avec des entités tierces, personne d’autre que vous n’a accès à ces infos, sauf si vous en faites le choix, vous avez de nombreux moyens de contrôle à disposition sur ce que nous stockons”.
Mais qui lit les petits caractères ?
Faisons la comparaison avec Facebook. Le réseau social a déployé un produit baptisé Timeline (Journal en français) en septembre dernier. Le facteur peur est potentiellement énorme. En effet, cette nouveauté implique une mise à jour automatique de votre profil public avec les livre que vous lisez, les musiques que vous écoutez, les lieux où vous vous rendez, et les évènements auxquels vous assistez. Mais les utilisateurs ont pu profiter des avantages du compromis sur la vie privée immédiatement. Pour beaucoup, partager ce genre d’information n’est plus un problème.
Google a modifié ses conditions d’utilisation bien avant de pouvoir en offrir les bénéfices. Les utilisateurs ne voient donc que les aspects négatifs et ne savent pas ce que Google se prépare à faire.
Pire, les nouvelles conditions d’utilisations ont été lancée juste après que Google ait altéré son produit le plus important, la recherche, en y incluant des résultats sociaux, provenant principalement de son réseau Google+. D’autres services comme Facebook et Twitter n’étant pas pris en compte de façon équitable, les critiques y ont vu un abus de Google.
Google a depuis ajusté son produit, Search Plus Your World, et défend vigoureusement son choix. Mais il existe même certains alliés mécontents de ce changement, qui se demandent pourquoi Google prend le risque de complètement dénaturer son produit phare.
Ces deux initiatives, mal vues par le public, montrent les inconvénients de cette urgence. Larry Page est un disciple de la vitesse, il n’est donc pas étonnant qu’il essaie de remédier aux problèmes de Google le plus vite possible. Un mot qui revient souvent lorsque des employés de Google décrivent leur patron est “impatience”. Page semble penser que l’impatience est une vertue ; les bonnes choses arrivent à ceux qui n’attendent pas.
Mais l’impatience peut être source d’erreur. Peu après les fiasco de la recherche sociale et des conditions d’utilisation, Google s’est attiré les foudres des utilisateurs lorsqu’ils a avoué avoir manipulé les paramètres de confidentialité du navigateur Safari. L’intention de Google était simplement de faire en sorte que les boutons “+1” sur les publicités fonctionnent, un objectif difficilement défendable. Mais Google a mal implémenté l’ajustement, menant à une violation beaucoup plus sérieuse des paramètres de Safari.
De telles erreurs sont banales dans le secteurs des entreprises Internet. Mais Google a depuis longtemps franchi le cap à partir duquel tous ses mouvements sont examinés à la loupe. Faire les choses bien dans cette atmosphère demande … de la patience.
Page devra toujours chercher le point d’équilibre: aller vite et faire des erreurs, ou prendre son temps et louper des opportunités. Dans le long terme, le fait qu’il soit impatient est probablement un avantage (c’est dans l’esprit de Google), mais il y a un prix, qu’il a payé dans ces cas.
Et alors ? Attaquez-moi
La sphère sociale n’a pas été le seul changement majeur pour Page lors de cette dernière année. Une autre menace a été les conflits autour des brevets. Le produit le plus attaqué a sans aucun doute été le système d’exploitation Android. Même si ces revendications sont fragiles ou bancales, la réponse traditionnelles des grosses entreprises est de contre attaquer avec leurs propres brevets. Mais Google étant une entreprise assez jeune, ils n’ont que très peu de brevets.
Page a remédié à ce manque de brevet d’une manière très peu subtile. Au lieu d’acheter un porte feuille de brevets (ce qu’il n’a pas pu faire car tous les adversaires de Google se sont ligués pour lui barrer la route), il a racheté une entreprise : Motorola Mobility. Nous savons ce qu’il compte faire avec les brevets ; les utiliser pour attaquer Apple et ses autres adversaires jusqu’à ce qu’ils soient obligés de signer la trève. Mais ce qu’il compte faire du constructeur mobile dont il est maintenant propriétaire est un mystère.
La possibilité la moins probable est que Page ne change rien au fonctionnement interne de Motorola. Google a toujours eu pour habitude de bouleverser les marchés dans lesquels il entrait, et il a maintenant l’opportunité de repenser le monde de la construction matérielle. Il est inimaginable que Page n’en fasse rien d’intéressant. Est-ce que ses plans justifieront l’énorme acquisition ? Est-ce qu’augmenter les effectifs de Google de 20 000 employés provenant de Motorola nuira à l’objectif de Page qui est de combattre la paralysie inhérente aux grosses multinationales ? Il est bien trop tôt pour en juger.
Une chose que Page n’a pas fait pendant cette première année est d’essayer de pousser la façon de penser de Google afin de justifier les décisions controversées. Cette omission a été couteuse.
Google était autrefois considéré comme une startup flamboyante, un outsider du côté des gens. Aujourd’hui, l’opinion considère de plus en plus la firme comme un pouvoir obscur et distant qui en sait trop sur tout le monde.
Ce changement de perception dans l’opinion est dangereux pour Google. Celle fournit une couverture pour les politiciens et les régulateurs (qui sont pour la plupart influencés par les adversaires les plus farouches à Google) qui veulent entraver le parcours de toute entreprise semblant avoir trop de pouvoir. La surveillance constante des autorités ont déjà mis à mal plusieurs projets entrepris par Google : lorsque la firme envisage une acquisition, processus de validation extrêmement long du gouvernement et des autorités de régulation diminue la valeur de cette acquisition.
Malgré les efforts d’Éric Schmidt (désormais au poste obscur de directeur exécutif) qui s’est battu bec et ongles avec les législateurs et les régulateurs pour faire valoir le point de vue de Google, il n’y a personne au sommet de la hiérarchie pour continuer son travail. Pire, la voix d’autres anciens employés se fait de plus en plus entendre, prétendant que Google a perdu son âme.
Quiconque ayant vu Larry Page lors des sessions hebdomadaires de Google sait qu’il peut être incisif, éloquent, et charismatique lorsqu’il répond à certaines questions barbantes de ses employés.
L’un des objectifs de Larry Page au cours de cette première année a indiscutablement été rempli. Il a été loin d’être médiocre. Je suppose que ce sera également le cas pour la seconde année.